Les portes pareilles
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Balkis Moutashar réjouit, par cette création, tous ceux qui ne veulent pas élever de murs entre danse contemporaine et de variétés, tous ceux qui vibrent autant à Fred Astaire qu’à Trisha Brown, tous ceux qui adorent voir les brefs, rares et merveilleux charlestons de Joséphine Baker répétés en boucle jusqu’à épuisement de cette si moderne notion de réitération. Deux femmes en duo, donc, incarnent deux mondes, le music-hall et la danse contemporaine – et proposent, par un jeu de transformation permanente, de sortir de cette dichotomie, de ce mutuel mépris des genres . Balkis sait de quoi elle par le et ce qu’elle met en jeu, l’écart et les ponts entre les deux pratiques : le corps normé, codifié, ultra-sexué et spectaculaire de la revue; le corps individué, quotidien, improvisé et paradoxal de la danse contemporaine. Elle sait parce que c’est son expérience, sa passion. Conceptuelle de coeur, elle vit du music-hall et aime le cabaret, franchit sans arrêt les portes des deux mondes et est en droit de se (et nous) demander : est- il nécessaire de choisir? Sa réponse, c’est ce cabaret contemporain qui s’offre décor, costumes, lumières, couleurs, car le code de représentation est accepté sans ironie aucune. Et où se cherche, pourtant, un corps mouvant, à l’identité souple, témoignant de la métamorphose irrévérencieuse des femmes qui franchissent les portes.

Christine Rodès

Création 2013 de la compagnie, cette pièce a connu 35 représentations entre 2013 et 2017, à KLAP Maison pour la danse à Marseille, aux Hivernales – CDCN d’Avignon, sur différentes scènes conventionnées telles que Briançon ou Draguignan, et lors de deux tournées dans les centres de vacances CCAS.

 

Critique

Ça pourrait être un équivalent de Véronique Doisneau de Jérôme Bel. Intelligemment construite, cette chorégraphie montre une sorte d’envers du décor de la danse de cabaret, que seule pouvait se permettre Balkis Moutashar, à la fois danseuse contemporaine et interprète de music-hall. « Deux facettes très éloignées de l’art chorégraphique qui n’ont en commun que le statut de danseuse » remarque-t-elle.
On voit d’abord répéter avec sérieux deux danseuses (Balkis Moutashar et Lisa Vilret) une sorte d’algèbre de cette danse qui emprunte presque exclusivement au jazz. Bien sûr, il y a un petit déhanchement plus appuyé par ci, une façon de cambrer le bas du dos pour mettre en valeur les rondeurs, un sourire imperturbable, qui nous font vite comprendre la visée de cette répétition.
C’est franchement bien vu, et ça dissèque à merveille ce que l’on attend de ces danseuses, en montrant simplement la gestuelle qui est privilégiée. La façon dont se place le poids du corps, le rythme inexorable sur lequel se placent les mouvements, le choix même de ceux-ci, avec grands battements obligés.
Mais soudain, les voilà qui reviennent avec tout l’attirail, plumes, paillettes et strass, et qui reprennent cette chorégraphie un peu trop simple. C’est à la fois fascinant et implacable. Malgré la nudité du décor, on se projette facilement au Lido, temple de ce genre de spectacles, où les filles défilent, innombrables.
Petit à petit, tout en conservant leurs mouvements de base, tout ça se met à déraper gentiment. Si les plumes sont bien d’autruche, la gestuelle fait signe vers d’autres oiseaux, jusqu’à rappeler plutôt des gallinacées. Drôle et tragique en même temps.
Fin de la séquence. Les revoilà au travail, on a enlevé les plumes, ôté gants et strass, mais les mouvements restent grippés, font signe vers autre chose, le bel ordonnancement s’effrite.
Quand elles remettent les plumes, on est passé dans le monde de l’absurde, sinon du grotesque, l’accessoire faisant surgir toute une fantasmagorie du totem, ouvrant un gouffre de questionnements sous les pas des danseuses. Car au final, Les Portes pareilles posent sans doute plus et mieux que nombre de spectacles l’énigme de l’identité que traversent les interprètes dansantes. À qui appartiennent donc leurs gestes, infiniment répétés, peaufinés ? Pourquoi ou pour qui les font-elles ? Qu’est-ce qui est « sexy » dans la danse ? Et dans leurs corps ? Où se niche le féminin ?
Interrogations que traversent sans doute d’autres danses, d’autres danseurs, même s’ils ne font pas de cabaret… mais qui restent souvent tapies dans le déni ou l’insu.
Les Portes pareilles est un spectacle très réussi, mené avec le brio d’une revue, tout à fait surprenant.

Agnès Izrine

 

In : Danser Canal Historique


Distribution

Chorégraphie : Balkis Moutashar
Interprétation : Lisa Vilret et Balkis Moutashar
Création sonore : Nicolas Cante
Scénographie : Claudine Bertomeu
Lumières : Bertrand Blayo
Costumes : Balkis Moutashar

 


Production, coproductions et soutiens

Production association Kakemono
Coproduction pour la reprise 2015 : Pôle Arts de la Scène de la Friche la Belle de Mai
Soutiens : Klap, maison pour la danse à Marseille, Grand Théâtre de Provence et théâtre du Jeu de Paume, Aix en Provence, dans le cadre du dispositif Plateaux libres, l’Etang des Aulnes, centre départemental de créations en résidences, Les Hivernales – CDCN d’Avignon.

Pour ce projet, Kakemono a reçu l’aide de la DRAC Provence-Alpes-Côte-d’Azur, de la Région Sud, du Conseil Départemental des Bouches-du-Rhône et de la Ville de Marseille.

photos ©Mirabelwhite